Mémoires froides et mémoires chaudes
A travers ses recherches anthropologiques, Lévi-Strauss a développé les concepts de sociétés froides ou chaudes, en montrant précisément leurs traits distinctifs. Une société froide enregistre les faits et les événements qui la concernent, voire les ritualise, sans nécessairement les relier à la vie quotidienne et au devenir social des membres qui la composent.
Une société chaude, au contraire, intègre les faits et les événements dans les affects individuels et collectifs de ses membres. Elle crée ainsi une mémoire collective qui ne cesse de s’éprouver et de s’actualiser. Cette mémoire devient une « construction sociale du passé », porteuse de sens pour l’avenir. Dès lors, comment mieux comprendre la « chaleur » de la mémoire d’une société par rapport à sa « froideur » ? L’idée d’incorporation peut aider à mieux discerner les deux concepts, bien qu’il faille admettre que l’on puisse trouver les deux types de mémoire au sein d’une même société. Si l’on veut à la fois simplifier et éclaircir le sujet, il faut avancer l’hypothèse suivante : la mémoire chaude vit dans et à travers les corps ; elle apparaît indissociable de la sensibilité et manifeste l’intériorisation véritable d’un passé qui n’est jamais fixé une fois pour toutes dans des documents et des rituels immuables. Dans cette optique, le passé est continuellement convoqué pour éclairer la vie des hommes ; sentiments, préoccupations, réflexions sur ce qui est, ou sera, apparaissent comme autant d’appels à une mémoire située au cœur même de la subjectivité individuelle et collective. Le passé ne saurait être extérieur à qui que ce soit dans une société chaude. Dans son livre « La mémoire culturelle. Ecriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques », paru en 1992, et qui vient seulement d’être traduit en français, le grand égyptologue allemand Jan Assmann reprend ces concepts pour les appliquer aux civilisations égyptiennes, grecques et juives. A la mémoire chaude des Juifs qui construisent leur histoire et leur mémoire collective dans une relation divine ou à celle des Grecs qui, dans une polyphonie discordante, commentent sans cesse, pour les faire vivre à jamais, tous leurs écrits philosophiques, s’oppose la mémoire froide des Egyptiens qui sacralisent leurs textes pour les figer. Construction de sens dans une logique historique, intériorisée par les individus et les groupes, et recherche permanente de la présence d’une vérité pour les premiers ; sacralisation des arts figuratifs au service d’une éternelle répétition pour les seconds. S’inspirer aujourd’hui de l’analyse historique de Jan Assmann nous incite à penser qu’une des conditions pour que sociétés et entreprises contemporaines survivent et se développent consiste en l’entretien une mémoire chaude. Cela suppose qu’acteurs et communautés professionnels soient à même d’intérioriser et d’incorporer sans coercition un passé susceptible d’éclairer leurs initiatives et réalisations. L’apprentissage organisationnel détermine les conditions favorables au développement d’une mémoire chaude. Il se réalise, notamment, au sein des communautés de pratiques et de métiers. Ces communautés se constituent et s’étendent à travers des échanges grandement facilités par les nouvelles techniques web 2.0 du travail collaboratif et par ce que l’on appelle désormais le management de la connaissance. Source d’innovation constante, dans de nouveaux échanges et usages, l’apprentissage organisationnel peut générer une mémoire chaude dès lors que les communautés vivent et travaillent en incorporant constamment les réalisations précédentes, même si cette incorporation s’opère virtuellement. En ce sens, la gestion dynamique du savoir opérationnel participe de cette mémoire chaude, si nécessaire à nos institutions et organisations.